- 2025年8月29日
Invitation à l’épistémologie structuraliste : Klein, Lacan, et la précarité et la richesse du « comprendre »
Invitation à l’épistémologie structuraliste : Klein, Lacan, et la précarité et la richesse du « comprendre »
1. Pourquoi aborder la pensée de manière « structurée » ?
La pensée et la cognition humaines restent nimbées d’un profond mystère. Pourtant, c’est avec cette part d’insaisissable que nous devons vivre en société, interagir avec autrui et prendre des décisions au quotidien. Le structuralisme est un outil puissant pour rendre cet « inconnaissable » plus maniable. Il cherche à saisir l’essence des phénomènes complexes non pas comme une simple accumulation d’éléments individuels, mais comme une « structure » tissée par les relations entre ces éléments.
C’est le psychiatre français Jacques Lacan qui a introduit cette approche dans le champ de la psychanalyse, influençant profondément la philosophie, et en particulier l’épistémologie. Il a tenté d’élucider structurellement l’acte humain de « comprendre ». Cet article retrace la lignée psychanalytique de Freud à Melanie Klein, puis à Lacan, pour examiner comment notre cognition se constitue. Nous nous pencherons également sur la « violence de la simplification » inhérente à l’acte de comprendre, et sur l’importance cruciale, malgré tout, du « sentiment d’avoir compris ».
2. Les deux questions de la philosophie : « être » et « savoir »
Depuis l’Antiquité, la philosophie repose sur deux grands piliers : l’ontologie, qui interroge « ce qui est et comment cela est », et l’épistémologie, qui demande « comment nous connaissons le monde ».
À l’époque contemporaine, l’ontologie a connu un tournant majeur avec la phénoménologie de Husserl. La phénoménologie a proposé une méthodologie qui met entre parenthèses (épochè) la question de savoir si l’objet devant nous « existe réellement », pour se concentrer sur « la manière dont il apparaît » à notre conscience. Cela a libéré les philosophes du fardeau d’avoir à statuer sur l’existence même, leur permettant d’explorer plus profondément les mécanismes de la cognition.
Adoptant cette posture, cet article suivra la manière dont le processus de « comprendre » ou de « sentir que l’on comprend » s’établit en nous, sans interroger la réalité de l’objet.
3. La scène primitive de la cognition : de la partie au tout (La théorie des relations d’objet de Klein)
Comment notre perception parvient-elle à une « cohérence » ? Melanie Klein a abordé cette question à travers l’observation du psychisme du nourrisson. Selon sa théorie des relations d’objet, un nouveau-né ne perçoit pas le monde d’emblée comme une totalité.
Au début, le bébé entre en contact avec le monde à travers les sensations fragmentées d’objets partiels : la « chaleur du sein maternel », le « goût du lait », une « voix douce », l’« odeur de la peau ». Puis, au cours de son développement, ces sensations disparates finissent par s’intégrer en un objet total unique : la « Mère ».
Ce modèle – où un « faisceau de parties (détails) forme une image unique (un tout) » – suggère un mécanisme fondamental de notre perception de toutes les choses du monde, et pas seulement de notre mère. On peut le décrire comme une fonction cognitive essentielle consistant à sélectionner, intégrer et comprendre une information complexe comme une « chose signifiante ».
4. Schématiser la dynamique de la cognition : Le Schéma L de Lacan
Lacan a affiné le modèle de la genèse de la cognition proposé par Klein d’un point de vue structuraliste, en le représentant par un diagramme connu sous le nom de Schéma L.
[Image du Schéma L de Lacan]
Ce schéma explique la dynamique de la cognition par la relation de quatre termes :
- S (sujet) : La source du désir et de l’intérêt, le « je » qui parle.
- a (autre / petit autre) : L’image de soi imaginaire (le moi), et l’« image » de l’objet que le sujet se construit. Cela correspond à ce que Klein appelait l’« objet total ».
- a’ (autre / petit autre) : L’ensemble des objets partiels qui constituent ‘a’. Ce sont les éléments fragmentaires comme le sein, la voix, le regard, qui forment le moi ou l’image de l’objet.
- A (Autre / Grand Autre) : L’ordre symbolique qui préexiste au sujet – le langage, la loi, la culture. Il fournit le plus souvent un cadre à notre cognition à travers les mots des parents et les règles de la société.
Selon ce schéma, notre perception (a) se forme en sélectionnant et en intégrant certains des innombrables objets partiels (a’) vers lesquels se dirige le désir du sujet (S). Cependant, ce processus ne se déroule pas dans le vide ; il a toujours lieu dans le réseau du « Grand Autre » (A) – le langage et la culture. Ce que nous valorisons et ce que nous intégrons comme signifiant est fortement influencé par ce cadre symbolique.
En d’autres termes, « comprendre » est un événement où un faisceau d’objets partiels, guidé par le désir, s’articule avec un cadre symbolique de langage et de culture pour qu’une « image » émerge.
5. Le péril de « comprendre » : La « violence de la simplification »
Ce qui ressort des modèles de Klein et de Lacan, c’est que l’acte de « comprendre » est, par essence, une simplification. Nous créons une image « comprise » (a) en extrayant une toute petite partie des aspects infinis d’un objet (les innombrables a’ issus de A). On peut y voir une « violence » inévitable, qui réduit une réalité complexe à une forme maîtrisable.
La parabole bouddhiste des « aveugles et l’éléphant » illustre brillamment cette nature de la cognition. Dans cette histoire, des aveugles touchent différentes parties d’un éléphant et déclarent : « Un éléphant est comme un pilier », ou « Non, c’est comme un mur ». On l’interprète souvent avec la morale que « si l’on voit le tout, on connaît la vérité ».
Cependant, d’un point de vue philosophique contemporain, cette parabole peut être relue différemment. À savoir que, « même avec la vue, il est fondamentalement impossible de comprendre pleinement l’être qu’est un éléphant ». Son information génomique, son rôle dans l’écosystème, sa signification historique… plus on en sait, plus « ce qu’on ne sait pas » augmente.
« Comprendre » n’est rien de plus que tracer un contour temporaire dans un océan infini de possibilités. Sans tracer cette ligne, la pensée ne peut avancer, mais l’humilité de réaliser que cette ligne n’est pas la vérité absolue est indispensable pour éviter le dogmatisme.
6. Et pourtant, le « sentiment de comprendre » est nécessaire
D’un autre côté, même si « comprendre » est toujours incomplet et violent, nous ne pouvons vivre sans la capacité d’« avoir le sentiment de comprendre ». L’impression d’« avoir saisi », même si elle s’avère plus tard erronée, sert de point d’appui cognitif pour faire le pas suivant. Si ce sentiment est extrêmement faible, l’apprentissage ne progresse pas ; inversement, s’il est trop fort, il peut conduire à un dogmatisme qui refuse d’écouter les autres.
L’important n’est pas de se reposer sur la conclusion d’« avoir compris », mais de la considérer comme une hypothèse toujours révisable. C’est aussi une posture éthique qui concilie la nécessité de l’affirmation avec la conscience que toute affirmation peut potentiellement blesser quelqu’un.
7. Marcher sur deux jambes : réalisme et structuralisme
Le réalisme, qui correspond à l’intuition humaine, repose sur la conviction que « le monde existe assurément, et nous pouvons le percevoir correctement », générant une force de propulsion puissante. Cependant, il comporte le risque de sombrer dans une suffisance qui brandit sa propre « justesse ».
En revanche, l’épistémologie structuraliste discutée dans cet article sert de contrepoids, remettant en question cet absolutisme en éclairant la manière dont notre « compréhension » est construite et évolue. C’est une autre jambe, plus souple, qui soutient et équilibre la jambe puissante du réalisme.
Savoir utiliser ces deux jambes – c’est-à-dire posséder à la fois la force d’« avoir le sentiment de comprendre » pour agir, et l’humilité de constamment questionner ce « sentiment » et de rester ouvert aux autres – n’est-ce pas là la sagesse philosophique nécessaire pour vivre de manière plus réfléchie et plus douce dans notre monde moderne complexe ?